La dynamique territoriale par Francis Beaucire

(Extrait de : Sur la relation transports/urbanisme : "Mobilité et territoires ; Contributions au PREDIT", DRAST, Ministère de l’Equipement, des Transports et du Logement, novembre 2001)

Nous savons aujourd’hui relier en système la dynamique spatiale des agglomérations urbaines et les conditions de la mobilité citadine. Nulle rupture dans le processus de croissance urbaine n’explique l’étalement ni la fragmentation spatiale des villes, leur corrélative dédensification, la distanciation des lieux-fonctions dans un zonage à larges mailles. A la tentation de diagnostiquer une pathologie de l’emballement, on opposera une mécanique de la croissance spatiale appuyée sur l’élévation généralisée de la vitesse accessible au plus grand nombre en l’espace de trente ans, processus engagé dans les années soixante en Europe et dès les années trente en Amérique du Nord. En quelques décennies, toutes les villes du monde ont ainsi connu deux révolutions de leur systèmes de transports collectifs, d’abord et plutôt ferroviaires –tramways et trains-, individuels ensuite et plutôt routiers avec la voiture particulière.

Ces deux systèmes techniques aujourd’hui superposés ont profondément bouleversé la forme des villes –une forme demeurée à peu près inchangée pendant deux mille ans de quasi exclusive marche à pied -, selon des modalités géographiques propres à deux logiques de réseau bien différentes : une logique de fortes lignes structurantes conduisant aux fameux « doigts de gant », puis une  logique diffuse de capillaires interconnectés au sein d’un réseau si finement maillé qu’il autorise à parler, de façon apparemment paradoxale, de "réseau aréolaire", conduisant à la morphologie en "tache d’huile".

Les conditions démographiques dans lesquelles, à un siècle de distance tout au plus, se sont déroulées ces rapides mutations des systèmes techniques de transports urbains ont été bien différentes. Au 19ème siècle, dans un double contexte de croissance démographique et d’exode rural soutenu, la dilatation de la tache urbaine liée à l’élévation de la vitesse des déplacements s’est effectuée dans le cadre d’une urbanisation quasiment continue à densité moyenne ou faible, certes, mais laissant peu de vides. Cent ans plus tard, la croissance démographique n’est plus suffisamment forte pour alimenter des flux d’exode urbain vers la couronne rurale susceptibles de combler tout l’espace constructible. Ou plutôt, les espaces rendus accessibles par une nouvelle élévation de la vitesse, et dans toutes les directions à partir du centre-ville, excèdent largement les possibilités d’occupation de l’espace par les périurbains. L’étalement urbain qui se poursuit rompt, alors, avec les formes contiguës au profit de l’actuelle fragmentation spatiale de la couronne périurbaine.

Les mutations qui ont affecté la distribution géographique des fonctions urbaines qui polarisent l’espace ont trouvé leur place dans ce système combiné des transports et de la forme urbaine. Au début de ce siècle, la séparation des fonctions qui s’exprime à travers le principe du zonage trouve une large part de son fondement dans une exigence de salubrité et de sécurité qui inspire, prioritairement, de longues décennies durant, les politiques publiques urbaines et les règles d’urbanisme sous le nom générique de zonage ("zoning").

Sans discontinuité majeure, mais pour d’autres raisons, la voiture particulière stimule la poursuite d’un urbanisme de zonage qui tourne le dos, au sein des cultures techniques, aux valeurs de la proximité sociale et de la mixité fonctionnelle, et rend littéralement irréversible, au moins à l’échéance d’une ou deux générations, la forme urbaine discontinue, à très basse densité, qui accueille aujourd’hui le tiers des citadins des « aires » urbanisées et occasionne la plus grande partie des kilomètres parcourus pour relier entre eux les différents lieux-fonctions de la ville –emplois, commerces, services, etc.-, éloignés les uns des autres par l’application d’un zonage à large maille, propice à l’égalisation des densités, c’est-à-dire à la conservation de performances de mobilité individuelle élevées.

Dans cette perspective historique, la seconde révolution des transports marque le retour à la mobilité individuelle, après des siècles de marche à pied ; seule la vitesse a finalement changé depuis la marche à pied –elle est six à dix fois supérieure-, et c’est la phase collective intermédiaire structurée par les transports collectifs, aujourd’hui marginalisée, qui contraint le plus fortement les citadins en mouvement, en les obligeant à une mobilité guidée par les lignes et les stations, à l’adaptation à un système technique dirigé par d’autres qu’eux-mêmes et à une forte synchronisation dictée par l’offre de transport collectifs. Mais dans cette phase transitoire, ce système technique de mobilité collective est culturellement en phase avec un système de production économique industriel qui standardise la société dans son entier (d’où l’expression : « métro, boulot, dodo »).

En passant de l’un à l’autre de ces deux états individuels de la mobilité citadine, l’élévation généralisée de la vitesse aura permis à une large tranche de la population citadine d’accéder tout simplement au sol, c’est-à-dire à la propriété privée, en exploitant les possibilités qu’offre le vaste marché foncier périphérique ouvert par l’accessibilité automobile, un marché peu sujet à la pression foncière en raison de l’abondance des surfaces constructibles. C’est donc sur le réinvestissement du temps gagné par l’élévation de la vitesse dans une distance supplémentaire que repose la périurbanisation, processus d’accession quasiment généralisé à la propriété. Sous cet angle, la voiture particulière, dont la performance repose sur la production d’infrastructures par la collectivité, n’est pas seulement un outil de liaison entre les différents lieux-fonctions de la ville étalée et fragmentée, elle est aussi l’outil de réalisation d’un statut social et d’un niveau élevé de qualité de la vie dans l’habitat, largement individuel. En d’autres termes, le niveau élevé de qualité de la vie dans l’habitat individuel repose sur un niveau de mobilité individuelle élevée. Dans le même temps, la diminution globale de la durée du travail et la transformation des rythmes alternant travail et repos ont financé l’accroissement de la part du budget-temps total des ménages et des individus consacré au loisir et à la vie sociale, ce qui permet de comprendre que le réinvestissement du temps gagné par l’élévation de la vitesse ait pu se faire dans de la distance supplémentaire sans obliger véritablement les ménages à arbitrer entre distance supplémentaire pour accéder à la propriété et temps supplémentaire pour les loisirs.

A travers ses politiques publiques, la collectivité n’a pas manqué d’apporter son appui au fonctionnement du système qui combine la dynamique résidentielle, à la fois sociale et géographique, et la logique de réseau à usage individuel, en aidant les ménages à accéder à la propriété privée par des mesures financières, en construisant les infrastructures indispensables à la relative stabilité du budget-temps de transport et en maintenant une option énergétique à faible taxation relative, celle du gazole, pour financer indirectement une partie du surcoût occasionné par la distance supplémentaire.

Retenons de la dynamique spatiale des villes telle qu’elle est proposée ici que la densité n’est pas une finalité, mais un médiateur de rencontre indispensable à l’intensité de la vie sociale et économique et culturelle adapté à de très faibles vitesses de mise en relation, celles de la marche à pied. La densité est partiellement supplantée par un autre médiateur, la vitesse, à deux reprises selon des modalités différentes, collective puis individuelle, auquel se superpose enfin le médiateur des rencontres virtuelles (internet). A chacun de ces médiateurs sont attachés des effets secondaires, dans la mesure où ils emprisonnent ou bien libèrent de multiples opportunités et interdisent ou permettent leur réalisation. La phase correspondant à la généralisation d’une vitesse individualisée a ainsi permis de réaliser de profonds changements dans les conditions de l’habitat, des changements considérés comme des acquis dont la réversibilité paraît difficilement imaginable par la société.

Francis Beaucire, Agrégé de géographie, Professeur à l'Université Paris I - Panthéon Sorbonne et Directeur du Master Urbanisme et Aménagement, Professeur à l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées

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